Articles à la une, Revue L'Intranquille

« Le génocide sans raison » selon le droit international pénal (I)

La définition du génocide selon la version définitive de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948 est la suivante, Article II : « Dans la présente Convention, le génocide s’entend de l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel […] »

Dans l’esprit de la Convention sur le génocide de 1948 (ci-après, Convention), le génocide se pense sans raison. Les raisons politique, économique, sociale, ou autres, qui chercheraient à expliquer le crime de génocide sont sans intérêt. « L’intention spécifique ne doit pas être confondue avec les mobiles qui poussent à agir. En règle générale, l’infraction est indifférente aux mobiles, quels qu’ils puissent être. » « Les mobiles ou les raisons qui ont poussé l’auteur à agir ne sont pas pertinents dans la détermination de l’intention spécifique requise pour le crime de génocide. » (Anne-Marie La Rosa, Juridictions pénales internationales – La procédure et la preuve, Éditions G I P, 2014). Il avait été proposé, au moment de l’élaboration de la Convention, de tenir compte des mobiles et de ne considérer comme génocide que les actes commis dans l’intention de détruire un groupe « en raison de l’origine nationale ou raciale, des croyances religieuses ou des opinions politiques de ses membres. » Cette proposition n’a pas été retenue et la Convention est généralement interprétée comme faisant abstraction des motifs ou desseins ultérieurs de l’accusé (voir Joe Verhoeven, Le crime de génocide, originalité et ambiguïté, Revue belge de droit international, 1991/1, Éditions Bruylant, Bruxelles, et La Rosa, op. cit.). Dans la Convention, l’élimination des raisons renforce l’intention spéciale (dol spécial).

« Il est possible en effet que, sans avoir été initialement poursuivie, la destruction d’un groupe soit recherchée à l’occasion de la mise en œuvre d’une politique dont l’objectif originel est totalement différent. Ainsi, une politique de meurtres, menée avec l’intention de détruire un groupe spécifique, sera qualifiée de génocide, même si elle est motivée par le but de s’approprier des biens des membres de ce groupe ou comme méthode de conduite des hostilités. » (La Rosa, op.cit.).

Le génocide n’existe que si l’auteur de l’acte criminel a l’intention spéciale de détruire le groupe ‘‘comme tel’’. L’adjonction de ces deux mots, remarque Verhoeven, due à une proposition du Venezuela, « a pour seule raison d’être de mettre en lumière l’essence d’un crime particulier, qui tient dans la volonté de détruire un groupe d’êtres humains ; elle ne véhicule aucune restriction, pour discutable que puisse paraître son emploi. » (Verhoeven, op. cit.). Or, le « comme tel » est problématique. Dans l’étude de La Rosa, on lit : « Certains représentants étatiques au sein de la Sixième Commission ont soutenu que l’expression ‘‘comme tel’’ maintenait l’exigence de démontrer les motifs qui ont poussé l’auteur à agir : Venezuela et Siam. D’autres représentants ont soutenu le contraire : Brésil et URSS. » Si le « comme tel » exige une démonstration des motifs, alors l’on en revient à la raison du crime de génocide. Le concept de « comme tel » n’est pas rigoureusement défini dans la Convention. L’on entend par « comme tel » une entité. Dans son projet de convention sur le génocide, Lemkin énonce : « Le génocide est dirigé contre un groupe national en tant qu’entité, et les actions sont menées contre les individus, non pour ce qu’ils sont, mais pour leur appartenance à ce groupe. » (Rafaël Lemkin, Le pouvoir de l’Axe en Europe occupée, traduction de l’anglais (États-Unis) par Alain Spiess, dans Qu’est-ce qu’un génocide, Éditions du Rocher, 2008).

Il y a là, à l’évidence, une contradiction juridique sur laquelle je reviendrai ultérieurement. Reste la logique de l’esprit de la Convention : le crime de génocide est sans raison.

Le « comme tel » pense la permanence d’un groupe avec ses critères singuliers et la conscience que possèdent les individus d’appartenir à tel groupe et non à tel autre. Ce critère ne suffit pas dans la détermination effective du groupe cible. S’ajoute la représentation que le criminel se fait du groupe à détruire. La perception que l’auteur du génocide se donne du groupe cible est une perception par essence criminelle. La discrimination génocidaire ne saurait être objective. Dès lors, le groupe n’est plus détruit seulement « comme tel », mais selon la définition criminelle. Le groupe est détruit en fonction d’une dénaturation de ce groupe. Le groupe n’est plus ce qu’il est en soi. Il est ce que le criminel veut qu’il soit. L’intention génocidaire est d’abord l’intention idéologique définissant le groupe cible. D’une façon générale, l’exécuteur différencie explicitement le groupe visé comme n’appartenant pas à l’humanité. Tel groupe « ethnique, racial ou national » appartient ou n’appartient pas à l’humanité. Le génocideur décide de l’appartenance ou non à l’humanité définie à sa guise idéologique. Avant même d’être détruit physiquement ou biologiquement, le groupe est détruit idéologiquement. Et parce qu’il est anéanti idéologiquement, il est subséquemment (logiquement) anéanti physiquement ou biologiquement. Par idéologie, il faut entendre la logique d’une idée. Dans le crime de génocide, la logique de l’idée est racisme génocidaire. La racialisation ayant pour finalité l’anéantissement, à partir d’une déshumanisation du groupe visé. Les victimes ne s’appartiennent plus en tant que groupe. Elles sont en désappartenance, dans la définition génocidaire même. L’idéologie génocidaire est constitutive du crime de génocide. Elle en est la cause. Si le génocide est sans raison, il n’est pas sans cause.

Il n’en demeure pas moins que persiste le « comme tel » de la Convention, car finalement telle entité est anéantie. L’on dit, tel groupe est disparu. (Cette perspective concernant l’idéologie est générale.)

L’idée d’humanité est historiquement encadrée juridiquement avec le concept de « crime contre l’humanité ». À la veille de la rédaction de la Convention sur le génocide, l’accord de Londres du 8 août 1945 portant statut du Tribunal militaire international (TMI) de Nuremberg incrimine une infraction nouvelle, le « crime contre l’humanité ». Sous ce concept juridique, le Tribunal décrit « l’assassinat, l’extermination, la réduction en esclavage, la déportation et tout autre acte inhumain commis contre toutes populations civiles avant ou pendant la guerre, ou bien les persécutions pour des motifs politiques et religieux, lorsque ces actes ou persécutions, qu’ils aient constitué ou non une violation du droit interne du pays où ils ont été perpétrés, ont été commis à la suite de tout crime rentrant dans la compétence du tribunal ou en liaison avec ce crime. »

Il y a eu une interaction entre les travaux de réflexion sur le concept de génocide et le TMI de Nuremberg. Le crime de génocide a reçu une première consécration juridique, indirecte mais officielle. Indirecte parce que le Tribunal ne s’est pas référé expressément au crime de génocide dans son jugement. L’acte d’accusation du Tribunal imputa spécifiquement aux accusés l’intention de se livrer à un « génocide délibéré et systématique, c’est-à-dire à l’extermination de groupes raciaux et nationaux parmi la population civile de certains territoires occupés, afin de détruire des races ou classes déterminées de population et de groupes nationaux, raciaux ou religieux, particulièrement les Juifs, les Polonais, les Tziganes. » Les crimes contre l’humanité sont dans l’ensemble similaires aux crimes de génocide. La différence essentielle repose sur le rapport entre le motif et l’intention, pour le crime contre l’humanité. Pour le crime de génocide sans raison importe exclusivement l’intention spéciale de détruire physiquement ou biologiquement un groupe.

En règle générale, remarque Verhoeven, l’on s’accorde aujourd’hui à reconnaître que le crime contre l’humanité se définit, selon les termes de la Cour de cassation de France, « par la volonté de nier dans un individu l’idée même d’humanité par des traitements inhumains […] ou des persécutions pour des motifs raciaux ou religieux, ces traitements et persécutions étant exercés contre des populations civiles et cette volonté s’exerçant dans le cadre d’une politique étatique délibérée tendant à cette fin. » (Verhoeven, op. cit.)

Concernant la définition du génocide selon la Convention, l’on retrouve l’idée de crime contre l’humanité, moyennant la suppression des raisons et l’affirmation de la place essentielle de l’intention spéciale dans le crime de génocide. Le génocide est le crime contre l’humanité absolu. L’anéantissement d’un groupe cruellement sans raison. Glaser considère le génocide comme « un cas aggravé ou qualifié de crimes contre l’humanité […] (qui) s’explique précisément par l’intention renforcée qui caractérise le génocide » (Stephan Glaser, Droit international pénal conventionnel, Éditions Bruylant, 1970-1978). L’intention spéciale est celle d’anéantir en l’humain l’idée même d’humanité par des traitements antihumains. Le génocide est humanicide.

À suivre…

Philippe Bouchereau, le 8 avril 2022