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Génocide en Ukraine ?

par Philippe Bouchereau

Poutine, le premier, a mentionné un génocide en Ukraine. Les Ukrainiens auraient perpétré un génocide contre les populations prorusses du Donbass. Il se pose en « protecteur » de ces (ses) populations. En violation du droit international, il envahit l’Ukraine. Le recours au concept juridique de génocide justifie son intervention parée du droit international humanitaire. Toutes les parties à la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide de 1948 ont obligation d’intervenir afin de prévenir un génocide possible ou bien de le faire cesser. Poutine fait le nécessaire, dit-il.

Dans la pratique, il n’y a là rien d’original. Clinton avait procédé de cette façon pour justifier la guerre contre la Serbie (1999). Alors qu’il n’y avait pas génocide des populations albanaises du Kosovo, l’Amérique, avec l’Otan, était entrée en guerre sans mandat onusien. Afin de se préserver de l’accusation selon laquelle il y avait manifestement violation du droit international, Clinton avait sorti le joker-génocide. L’Allemagne avait soutenu ce mensonge d’un prétendu génocide. L’État allemand avait fait circuler le 8 avril 1999 un faux plan génocidaire appelé « opération fer à cheval », afin de justifier la guerre otanienne. Dès le 10 avril 1999, L’Intranquille dénonçait cette manipulation de l’opinion publique : « La présentation de ce plan [‘‘fer à cheval’’] par les autorités allemandes relève de la manipulation » et concluait qu’il ne faut pas dire : ‘‘Un génocide exige un tel déploiement guerrier’’ mais ‘‘un tel déploiement guerrier exige un génocide.’’ » (L’Intranquille, Paris, 1999, « Ethnocide ou génocide au Kosovo ? », Chroniques des Balkans). Sarkozy et Lévy (BH) feront leur guerre en Libye (2011), où il n’y avait pas de génocide, armés, eux aussi, du joker-génocide. Le joker, carte surprise et victorieuse, est aussi le bouffon.

Les mêmes Otaniens avaient livré les Bosniaques à la Serbie génocidaire. De même, concernant le génocide au Rwanda, ils laisseront faire, alors qu’ils pouvaient intervenir de manière préventive. Les Otaniens font la guerre là où il n’y a pas de génocide, et ne font pas la guerre là où il y a un génocide. Ils font la guerre selon leurs intérêts du moment et toujours en défaveur des innocents, toujours contre les innocents. Par surcroît, les mêmes font tout pour entraver la répression judiciaire, par diverses pressions politiques. Poutine a imité Clinton, Sarkozy, et les autres.

Les Ukrainiens protestent : Poutine n’a aucune preuve d’un génocide antiprorusses. Son invasion n’est donc pas légale. La partie ukrainienne a déposé une requête auprès de la Cour internationale de justice (CIJ), dès le 26 février 2022, arguant que l’État russe fait un usage abusif du concept de génocide, et demande à la Cour de condamner l’intervention militaire, afin que cesse la guerre. D’autre part, la partie ukrainienne incrimine la Russie d’un crime de génocide contre les populations ukrainiennes. La partie ukrainienne possèderait des preuves matérielles concernant la planification de ce génocide. Kiev « a déposé une requête devant la Cour internationale de justice, principal organe judiciaire des Nations-Unies, accusant Moscou de planifier des actes de génocide en Ukraine. Requête examinée le 7 et 8 mars 2022 par la CIJ. » (Bernd Riegert et Konstanze Fischer « CIJ et CPI s’emparent de la guerre en Ukraine », Deutsche Welle, 7 mars 2022).

Il importe de souligner la référence à la « planification ». C’est la première fois qu’une procédure judiciaire pour crime de génocide porte sur la prévention. (Sur la prévention du crime de génocide, voir Philippe Bouchereau, « L’Europe et ses crimes », le 13 décembre 2021, https://revuelintranquille.wordpress.com/2021/12/26/leurope-et-ses-crimes.)

Par ailleurs, la partie ukrainienne a déposé une requête auprès de la Cour pénale internationale (CPI) afin qu’une enquête soit diligentée en Ukraine en vue d’établir la vérité sur des crimes de guerre et crime contre l’humanité à l’égard des populations ukrainiennes, depuis le début de la guerre, le 24 février 2022. L’accusation incrimine Poutine et d’autres dirigeants russes. À la différence de la CIJ qui juge des États, la CPI juge des personnes physiques.

« Dans un entretien accordé à l’agence Reuters, le 3 mars 2022, Karim Khan, le procureur de la CPI, a confirmé que des enquêteurs étaient en route pour l’Ukraine. Et il a rappelé que ‘‘le droit de la guerre continue de s’appliquer et notre juridiction est claire. Il s’agit de rappeler à toutes les factions, à toutes les parties en conflit, qu’elles doivent se comporter conformément aux lois de la guerre. Nous nous devons de mener des enquêtes crédibles et neutres. Nous devons parvenir à la vérité’’ » (Bernd Riegert et Konstanze Fischer, Ibid).

Six jours après le début de l’invasion de la Russie, le procureur de la CPI a officiellement annoncé le 2 mars 2022, l’ouverture immédiate « d’une enquête sur de possibles crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis par Moscou. » Le procureur Khan rappelle : « Comme je l’ai mentionné dans ma déclaration du 28 février, dans le cadre de son examen préliminaire de la situation en Ukraine, mon bureau avait déjà trouvé une base raisonnable pour croire que des crimes relevant de la compétence de la Cour avaient été commis, et avait identifié des éléments potentiels qui seraient recevables. Notre travail de collecte d’éléments de preuve a maintenant commencé. », (Cité par Sophie-Hélène Lebeuf, « La CPI enquête sur de possibles crimes de guerre commis par la Russie en Ukraine », Radio-Canada, 3 mars 2022)

« Son initiative fait suite à des demandes en ce sens effectuées par 38 États membres de la juridiction basée à la Haye, aux Pays-Bas, dont le Canada, le Royaume-Uni, la France, l’Allemagne et la Suisse, un État connu pour sa neutralité. » (Les États-Unis ne sont pas dans la liste.) (Cité par Sophie-Hélène Lebeuf, Ibid.) Ces demandes font suite à celle de la Lituanie qui le 1er mars a été la première à déposer une pétition réclamant une enquête. « Ces saisines, déclare le procureur, permettent à mon bureau de procéder à l’ouverture d’une enquête sur la situation en Ukraine depuis le 21 novembre 2013, englobant ainsi dans son champ d’application toutes les allégations passées et présentes de crimes de guerre, de crimes contre l’humanité ou de génocide commis sur toute partie du territoire de l’Ukraine par toute personne. » (cité par Sophie-Hélène Lebeuf, Ibid). La CPI ne limitera pas son enquête à l’offensive menée présentement par la Russie. Elle l’étendra à l’annexion de la Crimée en 2014, puis à la guerre du Donbass entre l’armée ukrainienne et les séparatistes des deux Républiques autoproclamées Donetsk et Louhansk dont la Russie a reconnu l’indépendance.

Le conflit armé dans le Donbass a fait à ce jour 13 000 morts. 9 800 parmi les combattants et 3 200 parmi les civils. La CPI devra déterminer dans quelles conditions sont morts les civils. Et qui sont les coupables. Même chose dans le reste de l’Ukraine où sévit la guerre depuis le 24 février 2022.

Photographies et vidéos à l’appui, des ONG évoquent de possibles crimes de guerre. Poutine est miné.

Poutine affirme que l’Ukraine n’existe pas. C’est un État artificiel. Ukrainiens et Russes sont un seul et même peuple. Ce discours panrusse n’est pas nouveau. La nouveauté réside dans le fait que cette idéologie négationniste de l’identité ukrainienne soit propagée par le Chef de l’État de la Fédération de Russie, par une grande puissance. La volonté ethnocidaire russe est explicite. Là encore, rien d’original. L’État bulgare, Radev président et Borissov ex-Premier ministre (2009-2021), ne manque pas d’actualiser sa volonté ethnocidaire anti-macédonienne.

L’un des chantres de la grande Bulgarie, Bozhidar Dimitrov, directeur du Musée national de l’histoire bulgare, déclarait à la télévision nationale bulgare, le 14 février 2015, que l’« Ukraine est un pays fictif, tout comme la Macédoine. » La « Macédoine russe c’est l’Ukraine. » « Les frontières de l’Ukraine sont fictives comme celles de la Macédoine. » « Fausses nations qui n’ont jamais existé, il convient de réparer à un moment donné. » (Cité dans Lettre ouverte aux Parlementaires français concernant la Macédoine : les prisonniers politiques et le changement de ‘‘nom’’, par des Associations macédoniennes de France, le 26 septembre 2018, reprise par L’Intranquille.)

L’Union européenne soutient comme légitime le véto ethnocidaire bulgare, opposé aux pourparlers en vue de l’intégration de la Macédoine dans l’UE. Aux Macédoniens et aux Bulgares de régler leur « différend ». Or, ce véto bulgare s’appuie sur la négation de l’identité macédonienne. (Voir « L’Europe et ses crimes », Philippe Bouchereau, le 13 décembre 2021 : https://revuelintranquille.wordpress.com/2021/12/26/leurope-et-ses-crimes.)

Là encore, Poutine n’invente rien. Son machiavélisme idéologique pervers consiste à montrer qu’il ne fait que mimer ce qu’Américains et Européens n’ont de cesse de faire. Lesquels subissent l’effet boomerang.

Le 13 mars 2022

Suite: La CIJ ordonne à la Russie de suspendre son invasion de l’Ukraine

Radio-Canada, le 16 mars 2022, Agence France-Presse

La Cour internationale de justice (CIJ), dont le siège est à La Haye, aux Pays-Bas, a ordonné mercredi [16 mars] à la Russie de suspendre son invasion de l’Ukraine.

La Cour internationale de justice (CIJ), plus haut tribunal de l’ONU, a ordonné mercredi à la Russie de suspendre immédiatement ses opérations militaires en Ukraine, se disant « profondément préoccupée » par l’ampleur des combats.

La juridiction, qui siège à La Haye, aux Pays-Bas, donne ainsi raison à Kiev, qui a salué une victoire complète de la justice et une victoire complète de l’Ukraine.

La Russie doit agir dans le sens de cette décision de justice et retirer ses troupes, a déclaré à l’issue de l’audience le représentant de l’Ukraine, Anton Korynevych.

Mais même si les jugements de la Cour internationale de justice sont contraignants et sans appel, la cour, qui fonde ses conclusions principalement sur les traités et les conventions, n’a aucun moyen de les faire respecter.

La Fédération de Russie doit suspendre immédiatement les opérations militaires qu’elle a commencées le 24 février 2022 sur le territoire ukrainien, a déclaré Joan Donoghue, juge présidente de la Cour internationale de justice.

La Cour a bien conscience de l’ampleur de la tragédie humaine en Ukraine et est profondément préoccupée par l’emploi de la force russe qui soulève des problèmes très graves de droit international, a poursuivi Mme Donoghue lors d’une audience.

Les magistrats ont également ordonné à Moscou de veiller à ce que toutes les unités armées qui soutiennent la Russie en Ukraine ne prennent aucune autre mesure pour poursuivre l’offensive.

Mesures urgentes et conservatoires

Conformément à la demande de Kiev, la Cour internationale de justice, créée en 1946 pour régler les conflits entre les États, a décidé de prononcer des mesures d’urgence, dites conservatoires, pour ordonner à la Russie de suspendre immédiatement son invasion.

En près de trois semaines de conflit, plus de trois millions de personnes ont fui l’Ukraine. Vladimir Poutine a assuré mercredi que l’invasion russe de l’Ukraine était un succès, son homologue Volodymyr Zelensky lançant lui un nouveau vibrant appel à l’aide, en pleines négociations sur une éventuelle neutralité ukrainienne.

Kiev estime que la Russie a illégalement justifié son invasion en alléguant à tort un génocide contre les populations russophones dans les régions ukrainiennes de Donetsk et Lougansk.

La Russie a refusé de comparaître lors des audiences tenues par la Cour internationale de justice sur l’affaire, les 7 et 8 mars. Mais dans un document écrit, Moscou a réfuté la compétence de la cour sur la requête de l’Ukraine.

La Russie affirme que celle-ci ne relève pas du champ d’application de la Convention sur le génocide de 1948, sur laquelle Kiev fonde son dossier, et dont les deux pays sont parties.

Le gouvernement de la Fédération de Russie demande respectueusement à la Cour de s’abstenir d’indiquer des mesures conservatoires et de retirer l’affaire de son rôle, a déclaré Moscou en amont du verdict.

Une requête rejetée mercredi par la Cour internationale de justice, qui a conclu qu’elle avait bel et bien compétence dans l’affaire, au nom de la Convention sur le génocide.

La Russie a ajouté qu’elle n’avait pas comparu devant les magistrats parce qu’elle n’avait pas eu assez de temps pour se préparer. Et l’invasion en Ukraine est, selon Moscou, un acte de légitime défense.

Une autre juridiction basée à La Haye se penche également sur le conflit. Le procureur de la Cour pénale internationale (CPI) s’est rendu mercredi dans ce pays dans le cadre de son enquête sur des allégations de crimes de guerre.

17 mars 2022