Articles à la une, Revue L'Intranquille

Penser la guerre russo-ukrainienne

par Philippe Bouchereau

Qui plus est, je méprise les politiques. Et j’estime qui sait mourir honnêtement. C’est plus précieux que des exercices de versification !

Vassyl Stouss, poète ukrainien, 1938-1985, assassiné au Goulag par le KGB.

Il est trois façons de penser la guerre. La penser en son irrationalité : la guerre est absurde. La penser avec la parole du poète : quelle connerie la guerre. La penser en sa rationalité, c’est‑à‑dire expliquer les raisons de la guerre. Ainsi, la guerre se pense comme un rapport de forces militaires entre volontés étatiques. Chacune ayant pour objectif la soumission de l’autre. De tout temps les États se font la guerre. L’État est un loup pour l’État. Les États vivent mortellement entre eux en un état de nature où règne la guerre de chacun contre chacun. Quand l’un ne peut l’emporter seul contre l’autre, il se renforce au moyen d’alliances. Puis, la roue tourne, l’allié d’hier est l’ennemi du jour. La paix entre les États est une illusion. Au mieux, une pause, dans l’attente du retour de la violence guerrière. Entre eux domine l’entre-destruction. Le droit international censé régler pacifiquement les conflits interétatiques, un leurre. Entre grandes puissances, tout se règle finalement par la guerre. Toutes les grandes puissances sont la manifestation de la violence guerrière. Le viol du droit international fait partie de la guerre. Il en est le premier acte. Au droit international se substitue le droit du plus fort. Lequel droit n’en est pas un, n’étant que la force. Qu’une grande puissance s’abstienne de faire directement ou indirectement la guerre, elle cesse d’être une grande puissance. Toute grande puissance aspire à préserver sa force, plus encore à l’accroître. Et toute grande puissance est criminelle, du seul fait qu’il n’existe pas de guerre sans crime de guerre, voire sans crime contre l’humanité. L’histoire est celle de la destruction et de la disparition de peuples.

Considérant cette définition de la guerre, la réalité de la guerre russo-ukrainienne s’éclaire sous un autre angle que celui d’une guerre entre la Russie et l’Ukraine. L’Ukraine n’est pas une grande puissance. Elle est le jouet de ces deux grandes puissances que sont les empires américain et russe. L’Amérique et le haut commandement de l’Otan ont poussé l’Ukraine à demander son intégration à l’Otan, au nom du droit international selon lequel tout État est souverain et décide de sa politique, en l’occurrence de ses alliances militaires. Et ce, jusqu’au bout. « La Commission OTAN-Ukraine a tenu des réunions extraordinaires au siège de l’Otan en janvier et février 2022 » (publication Nato-Otan, 25 février 2022). Avec le même crédo : « Une Ukraine indépendante et souveraine est essentielle à la sécurité euro-atlantique » (Ibid.). Exigence refusée par la Russie qui voit là une menace militaire à sa porte. Au sein de l’État russe tout le monde s’accorde sur ce point. Cette représentation géostratégique n’est pas propre à Poutine. Elle le précède, lui survivra. Toute approche militaire des zones de défenses stratégiques de la Russie est un casus belli.

L’Amérique a gagné la guerre russo-ukrainienne. Le but de la guerre : empêcher un rapprochement entre l’Europe et la Russie, la mise en service du gazoduc North Stream 2 en est un symbole et une réalité, déstabiliser diversement l’Europe vassalisée, et isoler la Russie en organisant une vaste alliance otanienne contre elle. Alliance d’autant plus nécessaire que l’empire du Milieu, la Chine, étend plus largement son milieu. Cet empire sera bientôt le plus puissant. Une guerre dans l’indopacifique ne donne pas l’Amérique gagnante. Il s’agirait de neutraliser la Russie au moyen d’une Europe unie sous la bannière de l’Otan. Entraver une entente cordiale entre la Chine et la Russie, déjà cul et chemise. Bien que prudente, la Chine n’a pas condamné l’intervention militaire russe. Elle songe à ses prétentions sur Taïwan, et se doit de préserver des rapports d’alliances avec la Russie. Des signes avant-coureurs d’une entente cordiale géostratégique existent. Lors de la cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques d’hiver, le 4 février 2022, Chinois et Russes ont signé « dans un esprit d’amitié et de partenariat stratégique » un accord en vue « d’un début d’une ère nouvelle ».

La Chine et la Russie rejettent l’expansion de l’Otan à l’est. Leur déclaration conjointe « reflète les positions communes de la Russie et de la Chine sur les questions mondiales importantes, y compris les questions de sécurité » a déclaré le Kremlin. Et de souligner qu’il y avait une « profonde préoccupation » commune concernant la sécurité internationale. (voir « La Chine soutient la Russie contre l’Otan », DW, 4 février 2022.) Simultanément, la Chine se pose comme arbitre du conflit. Elle appelle les parties à la « retenue », « toutes les parties doivent rester calmes et une nouvelle escalade doit être évitée. ». Le « pays du Milieu » se positionne véritablement comme l’empire du Milieu du monde. À ce point que l’Europe envisage d’en faire le médiateur du présent conflit, par la voix de Borrell. Au reste, il ne déplaît pas, sournoisement, au Dragon de voir l’Ours embourbé face à l’unité occidentale. L’Amérique en gagnant la guerre russo-ukrainienne a gagné une bataille. Elle n’a pas gagné la guerre des empires. Et Nul besoin de savoir lire dans le marc de café de l’histoire pour prédire que l’Europe va payer cher sa politique pro-américaine.

Biden a clairement dit qu’il n’enverrait pas de troupes en Ukraine. L’Otan a fait valoir que l’Ukraine n’est pas membre de l’Otan, seulement prétendant à l’intégration. Donc, qu’elle se débrouille elle-même. Les Ukrainiens, bidoche à canon de Biden. Le « monde libre » est champion en matière de trahison. À ce moment-là, il était encore temps pour Zelensky de négocier la paix avec Poutine, en se dégageant de son aventurisme otanien. En se libérant de la nasse américaine. Certes, Poutine a d’autres exigences concernant l’Otan, mais Zelensky le privait de la raison essentielle de la guerre. C’est cette carte qu’il fallait jouer. L’Union européenne aurait dû conseiller et soutenir l’Ukraine dans cette perspective. Elle ne l’a pas fait. Au contraire, elle s’est alignée sur l’Amérique et le haut commandement de l’Otan. Macron a réanimé, comme par miracle, une Otan « en état de mort cérébrale ». La pression otanienne a contraint les autorités ukrainiennes à maintenir leur mauvais choix. Dès lors, les jeux étaient faits. L’Ukraine était perdue.

Les États allemand et français sont opposés à l’intégration de l’Ukraine dans l’Otan. La raison en est la cause de guerre que l’otanisation engage. En s’alignant sur l’Amérique, l’axe franco-allemand a décidément choisi le camp de la guerre. Zelensky a cru qu’en cas de guerre, il aurait un soutien effectif sur le terrain. Il a oublié la leçon de la Géorgie. Macron et Sholz l’ont laissé s’empêtrer. Les mêmes ont prétendu avoir négocié avec Poutine. Il n’en a rien été. Ils lui ont affirmé qu’ils se rangeaient du côté américain avec l’Europe entière derrière eux, prétendant par là impressionner celui qui de ce fait devenait un ennemi de guerre. Avec le résultat que l’on sait. La guerre est la continuation de la politique d’État par un autre moyen. Il en existe un autre, la diplomatie. Cette technique politique n’a pas été utilisée dans l’objectif d’éviter le conflit armé. La comédie théâtralement développée au vu et au su du monde était le prélude à la catastrophe, et non son évitement. L’Europe une chose, l’Otan une autre. La Finlande et la Suède sont membres de l’UE, sans être, par prudence, membres de l’Otan. Pour l’Europe, il y avait donc une marge de négociation en faveur de l’Ukraine. Sans doute n’était-ce pas la panacée espérée, mais certainement pas la calamité actualisée.

Zelensky a quémandé une zone d’exclusion aérienne au-dessus de son pays. Quémande rejetée par l’Otan prétextant un élargissement assuré du conflit : « La seule façon de mettre en œuvre une zone d’exclusion aérienne est d’envoyer des avions de chasse de l’Otan dans l’espace aérien de l’Ukraine, puis d’abattre des avions russes pour la faire respecter » entraînant une guerre totale en Europe, justifie Jens Stoltenberg secrétaire général de l’Otan. Il a quémandé une intégration immédiate dans l’UE, pour cause de guerre. Qu’au moins cette guerre ait une utilité pour l’Ukraine. Quémande rejetée. Ursula von der Leyen a souligné « qu’il y avait beaucoup de travail à faire jusqu’à l’adhésion de l’Ukraine. » Rideau !

Zelensky ne croit pas « au récit » fabriqué par Stoltenberg à qui il a répondu violemment : « Tous les gens qui meurent à partir d’aujourd’hui meurent par toi. » Et considère que par ce refus la « direction de l’Alliance a donné son feu vert à de nouveaux bombardements des villes et villages ukrainiens. »

Zelensky comprend que sur l’Ukraine la nasse se referme. Que l’Ukraine a été seulement un moyen et non pas une fin. Elle a été piégée par le dit « monde libre ». Dans les négociations avec la Russie, couteau dans la gorge en partie tranchée, il doit abandonner son obsession d’une intégration dans l’Otan. Encore cela ne suffira-t-il pas peut-être, Moscou exige une reconnaissance de droit de la Crimée et de l’indépendance des deux Républiques du Donbass. Ukraine brisée, cassée.

Le 7 mars 2022

Sous peu : « L’éclatement de la Bosnie-Herzégovine comme l’un des prolongements possibles de la guerre russo-ukrainienne ».